Interview de Pablo Servigne, collapsologue

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Pablo Servigne est ingénieur agronome et docteur en biologie. Spécialiste des questions d’effondrement, de transition, d’agroécologie et des mécanismes de l’entraide, il est auteur de Nourrir l’Europe en temps de crise (Nature & Progrès, 2014) et de Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes (Seuil, 2015) co-écrit avec Raphaël Stevens.

Après une brève présentation de notre projet d’aborder avec notre propre sensibilité la question d’un possible effondrement de notre société, nous lui avons posé quelques questions. Pour faire le point sur l’état de développement de la Collapsologie[[Collapsologie [nom] : du latin, collapsus, «tombé d’un seul bloc».
La collapsologie est « l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition et sur des travaux scientifiques reconnus » (Servigne & Stevens, 2015)]] en général, et en particulier en Belgique. Mais aussi pour recouper ce courant de pensées avec nos propres préoccupations relatives au devenir de notre civilisation.

Alain Geerts : Peux-tu nous faire un état des lieux du développement actuel de la collapsologie : comment se porte-t-elle ? Se développe-t-elle ? A quel rythme ? Quid en Belgique et en Wallonie ?

Pablo Servigne : La collapsologie, néologisme inventé par Raphaël et moi, est née du constat d’un manque : celui de « l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition et sur des travaux scientifiques reconnus ». C’est ce que l’on a tenté de présenter et développer dans notre livre. Celui-ci a eu du succès à la fois dans la presse, mais grâce au bouche à oreille. Il continue à être vendu et on (Raphaël et moi, mais aussi Gauthier Chapelle – spécialiste du biomimétisme – avec qui on travaille aujourd’hui) reçoit beaucoup de réactions globalement positives. On n’a toujours pas eu de critiques fondamentales : c’est un message qui passe de mieux en mieux et notre travail suscite pas mal d’enthousiasme. Il y a de plus en plus de gens, de tous bords qui commencent à s’agréger et à faire un réseau pour s’échanger des données, des idées et aussi se rencontrer. Il y a des groupes locaux qui se créent, dans plusieurs villes. Il y a par exemple Adrastia en France, un groupe local « Construire un déclin » à Gembloux, l’Institut Momentum etc. Pas mal d’internautes donc, de jeunes motivés mais aussi des universitaires chevronnés voire des militaires (en France). On voit s’initier des doctorats et des masters sur la collapsologie, notamment à l’université de Lausanne sous la direction de Dominique Bourg, le philosophe. La discipline prend donc de l’ampleur, lentement mais sûrement. Et nous, de notre côté, on pense à travailler sur la suite, car dans notre livre, on a juste développé 10% de ce que l’on voulait dire. Et on prépare un tome 2 voire 3 ou 4 ! On est en plein essor et l’on souhaite agréger toutes ces personnes qui travaillent à la collapsologie. 2017 sera une grande année. En Belgique francophone, il y a autant d’enthousiasme qu’en France ou en Suisse, des petites associations se créent, les milieux universitaire s’y intéressent,… ça touche tous les étages de la société.

AG : Quelles sont les motivations des gens qui viennent aux rencontres organisées sur la collapsologie ? L’intérêt ? La peur ? La curiosité ? Et quelles sont les réactions les plus fréquentes ?

PS : Un peu tout cela. Globalement on y rencontre des gens qui sont au courant, qui ont déjà des notions. Mais en général, ils sont surpris de ce que l’on apporte et même les militants écolos convaincus (NDLA : qui croient tout savoir), et bien, ça les surprend vraiment. Et les réactions les plus fréquentes, c’est… hm… la colère, la tristesse et la peur, mais, de plus en plus, il y a de la joie et de l’enthousiasme à être là ensemble. C’est vraiment marquant depuis ces derniers mois, il a beaucoup d’enthousiasme.

AG : Effondrement/Collapsologie et Transition : quelle(s) convergence(s) ? Quelle(s) divergence(s) ?

PS : Pour moi le mouvement propre à la collapsologie et celui propre à la Transition sont différents, ont des objectifs différents. La Collapsologie consiste essentiellement à compiler et comprendre, intellectuellement et intuitivement. Dans la Transition le ressentir et surtout l’agir dominent, bien sûr sur fond d’une compréhension. Le Manuel de Rob Hopkins est assez précis à ce sujet. Mais, cela dit, ces deux mouvements se recoupent, il y a de grandes convergences entre eux. La collapsologie permet au mouvement de la Transition d’aller un peu plus loin dans la compréhension, mais lorsqu’il s’agit d’agir, les collapsologues s’impliquent dans les mouvements de Transition. Au niveau de l’action, il y a différentes sensibilités qui vont des survivalistes individualistes aux transitionneurs collectivistes. On a, nous, une affinité beaucoup plus forte avec les mouvements collectifs qu’individualistes. La Transition c’est un agir collectif pour préparer l’après pétrole et les climats instables. Elle s’appuie sur la collapsologie. Ses mouvements sont complémentaires, fondamentalement. La collapsologie est là pour nourrir la transition.

AG : Les « transitionneurs » ne seraient-ils pas trop « positifs à tous crins ». Ne sont-ils pas dans une forme de « fuite en avant positive » sans avoir nécessairement pris conscience des enjeux ?

PS : Ma posture à moi, c’est la lucidité[[une contribution de cette nIEWs s’attaque à cette question de la lucidité]]. Dans les mouvements de la transition, je remarque qu’il y a un certain goût pour les choses positives et une certaine répulsion pour tout ce qui est mauvaises nouvelles. Moi je pense que ce n’est pas une bonne stratégie de vouloir éliminer tout ce qui est mauvaise nouvelle. Je pense qu’il faut toujours avancer avec une conscience très lucide de ce qui se passe et il faut plonger dans les ombres pour pouvoir vraiment aller de l’avant. La personne qui n’a pas plongé, qui n’a pas vraiment eu un choc, pour moi, continue à être dans le déni et n’est pas véritablement en transition. La transition est un changement radical suite à un choc fort qui touche les tripes, le ventre, pas seulement la tête. Dans ce sens là les courants de la transition peuvent paraître un peu trop « only positive ».

AG : Quelle vision la collapsologie a-t-elle de la politique ?

PS : La collapsologie c’est l’étude de ce qui se passe. Nous ne sommes ni n’avons jamais été dans la prescription. Ceci dit nous avons eu un excellent accueil du monde politique, du moins de ceux que l’on a pu rencontrer. On nous lit au plus haut niveau, en Belgique et en France. En France, des ministres nous lisent, en Belgique, je ne sais pas. Mais il faut savoir que nous ne privilégions pas les politiciens comme un public cible particulier, nous on s’adresse à tout le monde, à tous les niveaux de la société.
On aborde cette question dans le chapitre politique de notre livre (p.235, NDI). Mais c’est du Politique qu’il s’agit, avec un grand P. C’est-à-dire que quand on prend conscience de tout cela, quand on le ressent et qu’on a envie de faire des choses, il faut agir collectivement et là on en vient à la dimension politique au sens large. A ce niveau là, pas de souci, nous souhaitons participer à l’organisation collective de ce qui nous arrive. Ce n’est pas du tout une question d’étiquettes, de partis, etc. Et la collapsologie s’interroge sur les modes d’organisations qui ont mené à un effondrement ou ont survécu à un effondrement. On est vraiment dans la recherche des modes d’organisation. C’est ça la posture.
Après, au niveau politique avec un petit p, telle qu’on la pratique, les mains dans le cambouis, moi je pense que la démocratie représentative est largement responsable de ce qui nous arrive et est incapable de le résoudre, de faire face à l’effondrement. Et donc, il faut faire évoluer tout ça. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut faire table rase, on est là aussi pour dialoguer avec les politiques.

AG : Si l’on considère par exemple les propositions encore prudentes et balbutiantes faites par la Région wallonne pour améliorer la participation : considérez-vous que cela va dans le bon sens par rapport aux constats ?

PS : Non. Non ! Mais le constat est carrément inimaginable, ça nous dépasse. Ce n’est pas du tout gérable par notre « petite politique ». On est à 10.000 lieux de là. C’est pas, mais alors pas du tout le bon outil pour aller de l’avant. En fait, ce qui est délicat c’est que l’on est dans la recherche de nouveaux modes d’organisation, de nouvelles manières de faire, et ça foisonne. On le voit par exemple avec le mouvement « Nuit debout », en France, les nouveaux mouvements citoyens, etc. Dans cet enthousiasme et dans le décrochage entre les élites et la base. La collapsologie c’est juste l’étude de ça. Nous, on n’est pas une force de persuasion ou quoi, juste, on observe que par exemple le décrochage entre l’élite et la base est un des signes d’effondrement. Et donc, personnellement je ne crois pas que c’est par une accentuation des mêmes recettes que l’on va à la fois changer les choses et raccrocher les wagons, se réconcilier avec la base. Pour moi, il y a un travail de re-création d’un nouveau mode d’organisation. Et ça passe par une remise en question d’à peu près tout. Et c’est très difficile, je l’entends, pour un homme politique qui a été élu par ce système, de changer les choses de l’intérieur. Je pense qu’il y a à la fois du déni et de l’impuissance à agir de leur part. Et même s’ils comprennent, s’ils sont sympathisants de la chose, je pense qu’il y en a beaucoup qui ont les mains liées. Et donc on en revient à la question du pouvoir citoyen. Ce qui fait bouger les choses radicalement ce sont les citoyens, pas les politiques. Les citoyens font bouger les choses, et puis les politiques bougent un peu.

AG : Et au niveau de « comment les interpeller », quelles actions concrètes pourrait-on imaginer ?

PS : Nous nos actions, c’est écrire et parler. C’est aussi une question de rapport de force et de seuil de basculement. Les événements parleront d’eux-mêmes. C’est à dire que chaque cassure, chaque catastrophe apportera un peu plus de poids à nos arguments (malheureusement) jusqu’au moment où il y aura des fissures, des craquements qui permettent vraiment de changer les choses au niveau politique. Une dernière chose qui me tient à coeur concerne les hommes politiques belges qui, d’expérience, sont très accessibles. Je pense qu’il y a un travail à faire pour qu’ils ressentent les choses, pas qu’ils comprennent uniquement. Donc, je lance un appel à organiser des ateliers ou des rencontres pour vraiment aller sur le terrain des émotions et des sentiments, pas rester uniquement dans la tête.

AG : Aurais-tu l’une ou l’autre proposition de lecture recommandée pour mes collègues ?

Vu le haut niveau intellectuel de votre structure, je vous propose d’aller plus dans des lectures sensibles, qui parlent au cœur et pas à la tête…

Par exemple :
• Ecopsychologie pratique et rituels pour la Terre : Retrouver un lien vivant avec la nature de Molly Young Brown et Joanna Macy
• L’effondrement. Petit guide de résilience en temps de crise par Caroliyn Baker
• Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens par David Abram (voir recension ici)

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