HUMEUR : Les chasseurs et le président, chronique d’une romance utilitariste

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Il était une fois, en douce France, un fringant et ambitieux jeune homme qui entendait agiter le marigot politique pour se frayer un chemin jusqu’à la présidence de la République. En Marche vers son glorieux destin, il progressait sans coup férir lorsqu’il prit conscience d’un handicap pouvant compromettre ses hauts desseins : tout chez lui renvoyait à la figure de l’urbain pur jus et haut de gamme. L’image, la carrière et le discours par lesquels il se différenciait du tout venant politicard et séduisait leaders économiques, startupers énergiques et électeurs allergiques le coupaient dans le même temps de l’électorat rural, cette France périphérique[[Selon l’expression du géographe Christophe Guilluy, auteur de « La France périphérique », Editions Flammarion, 2014]] trop souvent négligée et qui risquait de le lui faire payer.
Le danger s’avérait d’autant plus tangible que l’ambition et l’horizon politiques du gaillard dépassaient l’échéance présidentielle. Viendraient ensuite des scrutins législatif, municipal, départemental, régional et même européen qu’il lui faudrait remporter pour espérer laisser dans l’Histoire une trace digne de sa stature.
Il fallait donc agir, ce en quoi l’homme excellait.

L’émission « Secret d’info »[[Edition du samedi 24 février 2018. Les citations reprises dans la chronique sont extraites de cette émission.]] de France Inter a retracé la stratégie développée par Emmanuel Macron afin de remédier à son image déficiente et au manque d’implantation de son mouvement dans la France des campagnes. Pour s’ancrer dans les territoires, il va s’attacher à conquérir la sympathie de la Fédération nationale des chasseurs (FNC) et, à travers elle, des millions de gâchettes cynégétiques de l’Hexagone.[[On recense en France 1,2 millions de chasseurs actifs et 5 millions de détenteurs du permis de chasser qui ne le valident pas tous chaque année.]]

L’enjeu est de taille. La France compte en effet quelque 80.000 sociétés de chasse locales (pour 36.000 communes !) jouant un rôle d’autant plus important que, comme l’explique Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion et Stratégies d’Entreprise de l’IFOP (Institut français d’opinion publique), « dans de très nombreuses communes rurales en France, la seule association qui fonctionne encore et dans laquelle les gens se retrouvent, c’est l’association communale de chasse. (…) C’est une machine bien huilée et efficace. C’est idéal lorsque l’on veut faire passer un message. »

Très implanté localement, le milieu de la chasse dispose aussi de nombreux relais au plan national, tout particulièrement chez les parlementaires. François Patriat, élu député puis sénateur sous étiquette socialiste avant de rejoindre les troupes En Marche, en atteste : « La seule fois de ma vie où j’ai vu un hémicycle plein à 6h du matin, c’est lors du vote de la loi Voynet, sur la chasse, en 2000. La chasse, ça compte en termes d’économie, mais aussi en nombre de voix. » Et le même de rappeler que les groupes d’études les plus populaires tant au Sénat qu’à l’Assemblée Nationale sont ceux dédiés à la chasse (« chasse et territoires » à l’Assemblée ou « chasse et pêche » au Sénat) et à la viticulture, deux problématiques très sensibles dans les départements dont sont issus de nombreux élus.

Tout cela n’a pas échappé à la sagacité du candidat Macron qui décide de lancer une offensive de séduction à destination de ceux qui constitueraient pour lui de précieux renforts.
Le 5 janvier 2017, il s’exprime sur le site chassons.com pour affirmer « la dimension ancestrale de la chasse » et son rôle dans « la préservation de la biodiversité ».
Deux mois plus tard, le 14 mars, il est l’invité du Congrès annuel de la FNC où il lance « la chasse reste une activité populaire. (…) Il ne faut pas être honteux. (…) Si on décide de porter cette valeur, il faut la reconnaître comme un instrument d’attractivité. »[[L’intégralité de son discours peut-être écouté sur le lien suivant : https://www.facebook.com/federation.nationale.des.chasseurs/videos/1266000433491901/]] Un discours qui fait mouche. Willy Schraen, président de la fédération des chasseurs, est aux anges : « On a eu le sentiment d’un rural parlant à d’autres ruraux. Les mots, les images, les exemples, Macron envoie le signal qu’il veut développer la chasse avec les chasseurs. Il veut en faire un outil, une composante économique et touristique majeure, tout simplement mettre la chasse en valeur. Ce sont des paroles fortes que nous n’avions jamais entendues nulle part. »

Mais pas question d’en rester aux paroles, fussent-elles « fortes ».

Après avoir atteint son Graal en mai 2017, le désormais Président de la République s’adjoint les services de Thierry Coste pour le conseiller sur les questions de chasse et de ruralité. Un choix à la fois étonnant et terriblement porteur de sens. Monsieur Coste est en effet un lobbyste qui défend les intérêts de fabricants d’armes, de gouvernements étrangers, de divers fonds de pension et… des chasseurs français ! Une double étiquette interpellante mais qui ne gêne en rien l’intéressé, lequel non seulement l’assume mais la revendique : « Mon job, c’est de faire en sorte que les politique comprennent le monde de la chasse. J’ai l’avantage de parler à la fois la langue du gouvernement et celle des chasseurs. Mais je ne suis payé que par le camp de chasseurs. »
Et ceux-ci ne peuvent pas se plaindre de leur retour sur investissement ! En juin 2017, en effet, le parti présidentiel va signer avec la FNC un accord politique portant sur 30 mesures répondant à autant de revendications de longue date. Mieux : après à peine six mois de législature, plusieurs de ces mesures (réduction du coût du permis de chasser, autorisation des réducteurs de son sur les carabines, allongement de la période de chasse à l’oie, etc.) ont déjà été transcrites dans les textes
Le Président et ses troupes savent faire plaisir. Ils ne devraient pas avoir affaire à des ingrats…

Que les orientations politiques et les contenus législatifs se décident davantage dans l’entre-soi des coulisses parlementaires et des cabinets ministériels que dans les urnes relève d’une évidence que seuls les naïfs maladifs et les je m’en foutistes radicaux peuvent ignorer. En 2011 déjà, l’ONG Transparency International et l’association Regard citoyens avaient recensé près de 5.000 lobbies actifs auprès des parlementaires français.[[https://lesjours.fr/obsessions/les-lobbyistes/ep1-lobbys/#]] Edouard Philippe, aujourd’hui premier ministre d’Emmanuel Macron, exerça lui-même ce rôle pour le compte du géant du nucléaire Areva entre 2007 et 2010. Les règles du jeu sont donc connues : les lobbies ont leurs entrées dans les cercles du pouvoir et l’oreille d’élus… plus ou moins sensibles à leurs arguments, ce point étant de facto celui sur lequel l’électeur conserve un pouvoir à travers son vote.
Mais si la pratique est connue, on ne sait pas toujours précisément ce qu’elle recouvre. La relation développée entre le candidat – puis président – Macron et les chasseurs français jette dès lors un éclairage utile sur les processus en jeu lors d’une parade amoureuse où l’intérêt mutuel conduit les partenaires à conclure. Et c’est sans doute là, dans cette mise en exergue de l’intérêt mutuel, que réside le principal enseignement de ce récit. Il aide en effet à comprendre – si besoin en était encore – pourquoi certains ont plus de succès que d’autres dans leur lobby.

Il ne suffit effectivement pas de se décréter stakeholder / partie prenante / groupe de pression ou d’influence pour exercer un quelconque pouvoir sur les décideurs. Il ne suffit pas davantage de prétendre défendre « l’intérêt général ». Cela constituerait même au contraire un sérieux handicap. Ce qui importe avant tout, c’est le poids que l’on met dans la balance de la relation, un poids qui est souvent économique mais peut aussi être électoral. Or, l’intérêt général présente cette caractéristique paradoxale de concerner tout le monde mais de n’impliquer personne ; il est précisément trop général pour que chacun.e sente la nécessité de s’y investir.

C’est grâce à sa force de mobilisation d’adhérents/militants réceptifs à ses mots d’ordre davantage que par le bien-fondé de ses revendications que la Fédération nationale des chasseurs pèse sur le politique. A l’opposé, c’est à cause de leur incapacité à dépasser un soutien virtuel pour rassembler une réelle masse critique autour de leurs demandes – aussi légitimes fussent-elles – que d’autres organisations échouent à réellement influer sur les décisions, s’obstinant et s’épuisant dans un remake de « la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf ». Au risque d’en crever.

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