HUMEUR : Le nez dans le caca, remède contre la schizophrénie ?

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« Rien ne changera radicalement tant que nous n’expérimenterons pas, sous nos fenêtres, la totalité du coût de notre bonheur standard. »[[Guillaume Pitron, « La guerre des métaux rares – La face cachée de la transition énergétique et numérique », Les Liens qui Libèrent, Paris, 2018, page 237]] La formule pourrait avoir valeur d’évidence mais elle résonne plutôt comme une provocation dans une société où se cultive l’illusion d’un changement de modèle paisible et heureux au doux nom de « transition ».
Le propos choque d’autant plus qu’il vient conclure une démonstration hérétique au regard de l’orthodoxie environnementale : « La réouverture des mines françaises serait la meilleure décision écologique qui soit. Car la délocalisation de nos industries polluantes a eu un double effet pervers : elle a contribué à maintenir les consommateurs occidentaux dans l’ignorance des véritables coûts écologiques de nos modes de vies, et elle a laissé à des Etats dépourvus de tout scrupule écologique le champ libre pour extraire les minerais dans des conditions bien pires que si la production avait été maintenue en Occident. A l’inverse, relocaliser les mines en France et en Occident pourrait générer deux effets positifs. D’abord, nous prendrions immédiatement conscience, effarés, de ce qu’il en coûte réellement de nous proclamer modernes, connectés et écolos. On peut imaginer que le voisinage des carrières nous sortirait pour de bon de notre indifférence et de notre déni, et encouragerait des initiatives pour contenir la pollution occasionnée. Ne supportant pas l’idée de vivre comme des Chinois, nous décuplerions la pression sur nos gouvernements pour qu’ils interdisent à toutes les minières de rejeter un seul gramme de cyanure dans la nature, boycotterions les industriels qui ne respectent pas une ribambelle de labels verts, manifesterions en masse contre la scandaleuse obsolescence programmée de leurs produits qui conduit à creuser toujours plus, exigerions que des milliards d’euros soient investis dans la recherche afin que tous les métaux rares soient intégralement recyclés. Peut-être abandonnerions-nous aussi le sacro-saint dogme du pouvoir d’achat et accepterions-nous de dépenser quelques dizaines d’euros supplémentaires pour des téléphones un peu plus propres… En d’autres mots, notre empressement à circonscrire la pollution serait tel que nos progrès environnementaux seraient fulgurants et nos modes de consommation à tous crins fortement réduits. »[[Ibidem, pages 236 et 237]]

Celui qui s’exprime sait que son discours va à l’encontre du consensus ambiant, que d’aucuns lui reprocheront de miner leurs efforts d’évangélisation écolo-climatique, mais qu’importe. Il ne cherche pas à plaire, sa volonté est d’informer. Et si ses vérités dérangent, tant mieux. Peut-être généreront-elles une salutaire prise de conscience. Qui sait ? Comme disait l’autre, « sur un malentendu, ça peut marcher » !

Journaliste[[Pour « Le Monde Diplomatique », « Géo », le « National Géographic »]] expert en géopolitique des matières premières, Gérard Pitron a enquêté pendant six ans sur ce qui est de facto au cœur de la stratégie mise en œuvre pour lutter contre le réchauffement global : les métaux rares. Ceux-ci sont en effet indispensables à l’exploitation des sources d’énergies renouvelables sur lesquelles se fonde le nouveau monde décarboné. Ils constituent par ailleurs un élément essentiel des technologies numériques couplées à ces green techs (batteries, compteurs intelligents, etc.) ainsi que des ordinateurs, tablettes et smartphones supports d’une économie qui se veut de plus en plus dématérialisée (mais pas sobre pour autant : selon une étude publiée par Greenpeace en 2012[[Greenpeace International, « Votre Cloud est-il net ? »]], certains data centers ont une consommation électrique équivalant à celle de 250.000 foyers européens ; le simple envoi d’un mail avec pièce jointe utilise autant d’électricité qu’une ampoule à basse consommation de forte puissance pendant une heure or ce sont plus de dix milliards d’emails qui voyagent chaque heure à travers le monde…)

Le résultat de cette investigation de longue haleine tient en un ouvrage passionnant, à la fois édifiant et inquiétant, dont la lecture s’impose à quiconque cherche à comprendre le monde auquel il participe. On subodorait les risques d’épuisement rapide d’une ressource dont la multiplication des usages génère la surexploitation – on en extraira davantage au cours des trois prochaines décennies que depuis le début de l’univers – dans des conditions de travail souvent inhumaines ; on découvre des enjeux pas ou mal connus : la mainmise de la Chine sur nombre de ces métaux et plus encore sur les terres rares, avec des conséquences économiques, industrielles et géostratégiques en cascade ; le bilan écologique et sanitaire absolument épouvantable de cette industrie ; les développements en matière d’armement et de déploiement militaire ; les projets d’exploitation en mer et dans l’espace ; etc. Au fur et à mesure que les cartes tombent, on comprend que la main est plus proche du brelan que de la quinte royale.
Méthodiquement, implacablement, l’auteur met les décideurs le nez dans le caca de leur schizophrénie et révèle l’impasse dans laquelle ils engagent l’humanité en misant all in sur une transition énergétique intégralement dépendante des métaux rares. Non seulement leur choix perpétue de fait l’exploitation de l’homme (« en développement ») par et au bénéfice de l’homme (« développé ») mais il nie le caractère intrinsèquement non-viable de cette pseudo-solution.

Pitron ne se contente pas d’énoncer et dénoncer des faits. Il cherche aussi à en comprendre les ressorts, en tirer les enseignements utiles. A l’instar d’Einstein, il considère que l’on ne peut résoudre un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré. Or, le processus en cours ne remet nullement en cause notre addiction consumériste et semble même au contraire chercher à l’entretenir en focalisant l’attention sur l’enjeu climatique qu’il prétend (erronément) solutionner au mépris de tous les autres : pollutions, épuisement des ressources, gestion des déchets, droits de l’homme, équité, etc. D’où son questionnement : « Quel est le sens de ce saut technologique que nous embrassons comme un seul homme ? N’est-il pas absurde de mener une mutation écologique qui pourrait tous nous empoisonner aux métaux lourds avant même que nous l’ayons menée à bien ? Une révolution industrielle, technique, sociale, n’est porteuse de sens que si elle s’accompagne d’une révolution de nos consciences. »[[« La guerre des métaux rares », opcit, page 252]] Et force est de constater que nous n’en sommes pas là. Aujourd’hui comme hier, nous préférons parier sur notre pouvoir de résilience – en l’occurrence notre maîtrise d’une énergie « verte » – que remettre en cause nos modes de consommation.

Tôt ou tard, il nous faudra faire face aux résultats de cette inconséquence. « Nous nous demanderons comment nous avons pu nous aveugler aussi longtemps face à la multiplication des évidences. Nous admettrons que le consensus qui s’était cristallisé entre les milieux économiques et politiques, soutenus de surcroît par des nombreuses associations environnementales, rendait toute contradiction inaudible. »[[Ibidem, page 85]]

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