Brider les vitesses ? Non, peut-être !

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Ce 20 août, dans La Libre Belgique, un article intitulé « Faut-il brider le moteur de mon bolide ? » donnait la parole à trois personnes annoncées comme représentantes des usagers, des constructeurs et de l’autorité. Les interventions portaient sur le concept de limitation de la vitesse maximale des voitures ainsi que, plus largement, sur les relations entre vitesse et accidents.

En matière de sécurité routière, on identifie traditionnellement trois « piliers » sur lesquels agir : l’infrastructure, le véhicule qui y circule et le conducteur qui le conduit. Pour faire simple, les trois personnes interrogées par la Libre mettent l’accent sur les comportements des conducteurs (et sur les infrastructures) sans réellement interroger les caractéristiques dynamiques des véhicules. Il nous a semblé intéressant de citer et commenter certaines de leurs déclarations.

Intervenant « usagers » : Danny Smaegghe, porte-parole de Touring

Plus grande association d’automobilistes en Belgique francophone, Touring ne se montre généralement pas très critique par rapport aux constructeurs automobiles, contrairement à certaines associations d’automobilistes dans d’autres pays européens, telles l’ADAC en Allemagne.
« Ce n’est pas ironique de vendre une voiture qui peut aller jusque 200 km/h car cela a toujours été comme ça, on a toujours vendu des voitures qui étaient puissantes. »

 Cette affirmation n’est pas vraie ; l’augmentation de la puissance des voitures est un phénomène récent (quelques décennies). Ainsi, la valeur moyenne de la puissance des véhicules neufs vendus en Belgique était de 52 kW en 1980[[De Mol et al. : The evolution of car power, weight and top speed during the last twenty years in Belgium: a consideration for future policies, Ghent university, 2008]], 72 kW en 2001 et 84 kW en 2012[[European vehicle market statistics, Pocketbook 2013, ICCT]]. Par ailleurs, la valeur moyenne de la vitesse maximale des voitures neuves vendues en Belgique était de 183 km/h en 2010 contre 177 en 2001[[ICCT, ibid.]].

 Le raisonnement est surprenant : parce qu’un comportement est (présenté comme) habituel, il ne faut pas en changer. Un raisonnement analogue a conduit certains, il y a quelques décennies, à s’opposer au port de la ceinture de sécurité parce que « on a toujours roulé sans ceinture ».

« Les accidents n’ont rien à voir avec la puissance de certaines voitures, car les voitures sont puissantes depuis très longtemps. »

 Cette proposition est pour le moins surprenante ; suivant la même « logique », on pourrait affirmer que les caries dentaires n’ont rien à voir avec le sucre car on mange du sucre depuis très longtemps.

 Cette affirmation est démentie par les faits. Dans les analyses menées en France par des spécialistes en accidentologie pour établir le classement Voiture citoyenne, ceux-ci ont analysé la formule utilisée par les compagnies d’assurance pour déterminer le montant de l’assurance à payer pour une voiture donnée. Cette formule « se compose de deux grandes parties, la première déterminée par des caractéristiques simples, le poids, la puissance, la vitesse maximale, la seconde est une note de conception technique variant avec les dispositifs de protection et les coûts de réparation. »[« [Comment ont été constituées les bases de données utilisées pour modéliser le concept de voiture citoyenne »]] Les résultats de l’utilisation de cette formule sont étroitement corrélés au calcul de l’énergie cinétique maximale (soit la masse multipliée par le carré de la vitesse maximale). Il est donc statistiquement établi que les voitures lourdes, rapides, puissantes sont plus dangereuses que les autres.

« On constate aussi que les voitures qui font des excès de vitesse ne sont pas des voitures neuves »

 A notre connaissance, cette affirmation n’est étayée par aucune étude ou base de données.

 Cette affirmation est peut-être vraie si l’on restreint l’utilisation du qualificatif « neuve » à « moins d’un mois », période pendant laquelle le propriétaire d’une nouvelle voiture y prête une attention aigue – comme un élève avec ses cahiers neufs…

 M. Smaegghe, qui a préalablement déclaré que les voitures ont toujours été puissantes, établit ici une distinction entre les voitures neuves et les autres, ces dernières étant implicitement présentées comme plus susceptibles d’induire des comportements dangereux ; on voit mal en vertu de quelles caractéristiques.

Intervenant « constructeurs » : Joost Kaesemans, porte-parole de la Febiac

La fédération belge des industries automobiles et du cycle (Febiac), qui veille à la défense des intérêts financiers du secteur, n’est guère favorable à ce qui peut apparaître comme une limitation à la créativité des concepteurs d’automobiles.

« La vitesse maximale des voitures n’est pas la cause des accidents, c’est plutôt la vitesse inadaptée »

 Sous des dehors de bon sens évident, cette déclaration est particulièrement dangereuse. En créant une distinction nette entre vitesse inadaptée et vitesse maximale, elle nie toute relation entre de cause à effet entre les caractéristiques de la voiture et le comportement du conducteur – comme si le fait de se trouver au volant d’une voiture rapide n’avait guère d’influence sur la personne qui la conduit.

« Les Pays-Bas ont deux fois moins de morts sur les routes grâce à une infrastructure qui est nettement supérieure à la nôtre ».

 S’il est vrai que le nombre de tués sur la route aux Pays-Bas est inférieur à celui de la Belgique (et ceci est vrai que ce nombre soit considéré en absolu, rapporté à la population ou rapporté au nombre de kilomètres roulés), il est quelque peu excessif d’identifier l’état des infrastructures comme l’élément explicatif déterminant. Rien, objectivement, ne permet d’établir une telle relation de cause à effet.

 M. Kaesemans est muet sur les caractéristiques des voitures, alors que l’article porte sur cette question et qu’il est établi (voir ci-dessus) que celles-ci sont déterminantes en matière d’accidentologie.

Intervenant « autorité » : André Decorte, délégué à l’administration journalière de l’association Partageons la route

L’association Partageons la route regroupe 4 associations de sensibilisation à la sécurité routière, une association européenne de fonctionnaires de police, 2 associations de victimes de la route, et une fédération de motards. On comprend mal pourquoi l’association est présentée sous la bannière « autorité ».

« Vous voyez bien que sur certaines autoroutes en Allemagne, on peut aller jusqu’à 140 km/h et ça ne provoque pas plus d’accidents qu’ailleurs »

 Cette affirmation est démentie par les faits. L’European Transport Safety Council (ETSC – Conseil européen pour la sécurité routière) a étudié de près le cas des autoroutes allemandes, dont la moitié environ ne sont soumises à aucune limitation de vitesse. Les sections avec limitation de vitesse permanente sont moins dangereuses que le reste du réseau autoroutier, dès lors que l’on considère l’indicateur le plus pertinent, à savoir le nombre d’accidents (de blessés, de tués) rapporté au volume de trafic. Ainsi, le passage à 130 km/h d’une section de 62 km de l’Autobahn 24 entre Berlin et Hambourg en 2002 a permis de diminuer de 47% le nombre d’accidents avec dommages matériels et/ou corporels et de 58% le nombre de tués (comparaison entre les trois années précédant et les trois années suivant la modification de régime)

« Ce n’est pas la voiture qui est responsable des accidents, c’est le conducteur qui doit savoir rouler à une vitesse adaptée à la route, à la configuration des lieux et aux circonstances »

 Les deux ne sont pas exclusifs : le conducteur a une part de responsabilité déterminante. Mais les constructeurs aussi, qui vendent des voitures surpuissantes – de même que les autorités publiques, qui rendent la chose possible. Lors d’un colloque international consacré à la vitesse (organisé à Berne, en septembre 2008), un expert commençait ainsi son exposé : « Pourquoi les conducteurs roulent-ils vite ? Parce qu’ils en ont la possibilité ! »[[ETSC, Speed fact sheet, 2008]]

« C’est ça qui est important, les conducteurs de bolides ne sont pas plus dangereux que les autres s’ils adaptent leur vitesse »

 Monsieur Decorte met ici le doigt sur quelque chose d’essentiel : « s’ils adaptent leur vitesse ». Or, statistiquement, les « conducteurs de bolides » l’adaptent moins que les autres. Ou, plus exactement, plus la voiture est rapide, moins on adapte sa vitesse (voir le calcul des primes d’assurance).

 La distinction établie ici entre les « bolides » et le reste des voitures a peu de sens dans ce contexte. Pour rappel, la valeur moyenne de la vitesse maximale des voitures neuves vendues en Belgique était de 183 km/h en 2010. Une grande majorité de voitures ont donc une vitesse (et une puissance, qui rend possible cette vitesse) excessive par rapport aux conditions réelles de circulation et pourraient dès lors être qualifiées de « bolides ».

Améliorer la sécurité de tous : LISA Car

Il est symptomatique que les trois personnes interrogées par La Libre aient considéré la question de la vitesse maximale des voitures stricto sensu, sans établir de lien avec leur puissance ni leur poids (ou masse). Or, masse, puissance et vitesse maximale sont étroitement liées : lorsque cette dernière augmente, la masse augmente (pour maintenir la tenue de route et le confort : renforcement du châssis, insonorisation,…) ainsi que la puissance (afin de conserver le même comportement dynamique).

Pour les experts ayant participé au classement « voiture citoyenne », les choses sont claires : « Il y a longtemps que nous savons que les dommages produits par un véhicule dépendent de sa vitesse maximale et de sa masse. Le lien est de nature statistique et il est très puissant. Cela ne signifie pas qu’un conducteur respectueux des règles et des autres ne puisse conduire un véhicule inutilement lourd et rapide sans excès de risque, mais que l’ensemble des conducteurs conduisant de tels véhicules sera confronté à un plus grand nombre de situations dans lesquelles leur vitesse excessive dans le contexte où ils se trouvent produira l’accident, le poids excessif de leur véhicule provoquant des dommages importants chez les autres usagers. »[« [Comment ont été constituées les bases de données utilisées pour modéliser le concept de voiture citoyenne »]]

Ignorer ces enseignements, c’est accorder plus d’importance aux intérêts financiers des constructeurs automobiles qu’à la sécurité routière. Les partenaires de l’initiative LISA Car (light and safe car) ont pour objectif d’aider nos sociétés à sortir de cette logique mortifère.