Transfert de la matière « implantations commerciales » : implant, greffe ou patate chaude ?

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Depuis le 1er juillet 2014, le permis d’implantation commerciale a été transféré du fédéral vers le régional, dans le cadre de la sixième réforme de l’Etat. Conformément à l’intention formulée dans sa déclaration de politique régionale 2009-2014, le Gouvernement wallon a mis sur pied un décret « Implantations commerciales ». Il vient de l’adopter en quatrième lecture et l’a soumis au vote du Parlement wallon. On guette à présent avec impatience le passage au Conseil d’Etat des arrêtés d’application qui définiront les contours réels de cette nouvelle politique régionale. Quels critères seront fixés pour les futures demandes de permis ? Parviendront-ils à donner forme raisonnable aux projets commerciaux ?

Les variations du projet de texte de décret ont oscillé au rythme de l’abaissement et du relèvement du seuil de surface : les 1000 m2 de la législation précédente passeront vraisemblablement à 2500 m2, après avoir temporairement pointé à 4000 m2. La commune, qui se prononçait pour les implantations de moins de 1000 m2, aura donc désormais son mot à dire jusqu’au seuil des 2500 m2. L’administration régionale instruira le dossier de demande pour les surfaces supérieures. Une régulation dont la Fédération IEW et ses associations membres attendent à tout le moins qu’elle calme le jeu entre communes et entre promoteurs.

A la faveur de ce transfert de matière, c’est tout un volet de l’administration wallonne qui va être amené à s’adapter. Le décret en projet instaure un « Observatoire », met en place la désignation et les missions d’un Fonctionnaire aux/des Implantations Commerciales, ou FIC. Quant à l’autorisation d’implantation commerciale, elle prend pour le moment la tournure d’un permis intégré (+ Permis unique, + permis d’environnement ou + permis d’urbanisme), ce qui n’est pas une mauvaise chose, loin de là. Une pièce manque cependant à l’édifice, la stratégie territoriale. Le Schéma Régional de Développement Commercial, adopté en août 2013 par le Gouvernement Wallon, pourrait-il en tenir lieu ? En a-t-il l’étoffe ? Difficile pour les élus locaux et les personnes intéressées de se prononcer, puisque le Schéma n’est toujours pas rendu public, alors que les articles du projet de décret en font la base du nouvel édifice réglementaire !

De nombreux acteurs se sont emparés du sujet des implantations commerciales depuis belle lurette. Chaque étape législative a été suivie de près par l’Union des Villes et des Communes, ainsi que par l’Union des Classes Moyennes. Les membres des conseils d’avis consultés, notamment la Commission Régionale d’Aménagement du Territoire (CRAT), ou le Conseil Economique et Social Wallon (CESW) ont préparé le dossier pour vérifier la faisabilité des procédures inclues dans la nouvelle réglementation. Tous souhaitent une publication du Schéma Régional de Développement Commercial. Un Schéma qu’a vu Jean-Luc Calonger, président de l’Association des managers de Centre-Ville (www.amcv.be), cité dans la nIEWs « Y a-t-il encore du commerce en ville ? ». Voici en substance ce qu’il en dit : « Ce serait une très mauvaise chose qu’un futur gouvernement wallon s’inspire d’un tel travail ».

Au-delà – ou en-deçà ? – de ces instances rôdées aux examens de textes décrétaux et réglementaires, c’est toute la société wallonne qui s’interroge sur les options régionales en matière de commerce. Cette consommation tonitruante et banalisée qu’on brandit comme un signe de bonne santé, est-ce vraiment cela, faire commerce ? La ministre fédérale de l’Énergie, de l’Environnement et du Développement durable, Marie-Christine Marghem, a récemment questionné sur son blog la nécessité d’implanter un Cora géant à Estaimpuis, dans le parc d’activités économiques de Quevaucamps :
« L’offre de ce type d’infrastructure ne manque pas dans la région, est-il utile d’en implanter une nouvelle ?
Les commerces locaux ne vont-ils pas à nouveau subir une concurrence contre laquelle ils ne peuvent rien faire d’un point de vue marketing, stratégique et publicitaire, eux qui ont déjà suffisamment de mal à survivre ?(…)
Ne va-t-on pas créer des friches commerciales à moyen terme dues à une concurrence trop féroce ?
La structure et l’aménagement de cette zone commerciale (sorte de village commercial composé de petites et moyennes surfaces accessibles de l’extérieur et/ou de l’intérieur, encerclant un supermarché) ne décentralisera-t-elle pas les habitudes de consommation des habitants de la région ? »

Non, ce n’est pas IEW qui le dit, mais la nouvelle ministre! Son positionnement courageux et clairvoyant argue en faveur du choix qui a été opéré pour la sélectionner comme ministre du développement durable. Sera-ce deux poids deux mesures en tant que ministre fédérale plutôt qu’élue locale ? Il faut espérer que non, et que Madame Marghem gardera ce cap. En dénonçant une consommation effrénée tant en termes de m2 (consommation du territoire) qu’en termes de biens, denrées et services (achats de biens meubles), ses propos font écho aux onze recommandations formulées par la Fédération IEW dans sa position de 2013 sur les centres commerciaux :

  1. Formule particulière : le centre commercial s’ajuste au cadre environnant
  2. Porosité : le centre commercial donne aux piétons des accès multiples et évidents aux quartiers qui l’entourent
  3. Sobriété : le centre commercial se suffit matériellement à lui-même
  4. Parcimonie : le centre commercial tient mieux compte de ce qui est déjà là
  5. Contact réussi : le centre commercial ne produit pas de nuisances
  6. Planification concertée : le centre commercial s’adapte aux visions d’avenir de la localité
  7. Utilité : les activités du centre commercial vont bien au-delà de « l’expérience shopping »
  8. Lisibilité : le centre commercial montre ce qu’il a dans le ventre
  9. Conversion possible : le centre commercial anticipe
  10. Contrat social : le centre commercial ose affirmer son statut privé
  11. Redéploiement économique : le centre commercial procure des emplois de qualité et durables

Vous soupçonnez cette grille de lecture de vouloir repousser tout projet de centre commercial ? Eh bien, ce n’est fondamentalement pas faux, puisque les projets actuellement proposés en Région Wallonne ou ailleurs font l’inverse de ce qui est recommandé dans notre position ! Mais il serait incorrect de dire qu’elle est « contre les centres commerciaux ». Nous osons croire qu’il est possible de faire commerce autrement, et que les shopping centers, lifestyle centers et autres retail parks qui se « plieraient » à ces onze critères, constitueraient à coup sûr des projets plus aptes à vivre en bonne entente avec une localité.

Pour faire un pas plus loin, pour tenter d’éclairer ceux qui doivent arbitrer face à des projets de centres commerciaux et des implantations commerciales de grande ampleur, la Fédération a publié en 2014 un dossier « Centres commerciaux Mode d’emploi ». Ce petit manuel pratique et humoristique réserve à toute personne en âge de lire l’occasion de se documenter sur un phénomène qui s’impose dans son quotidien.

Et il s’impose de plus en plus, souvent en dépit du bon sens et du bien commun. La journée du 18 octobre dernier, « La prolifération des centres commerciaux : mobilisations citoyennes et alternatives » était précisément organisée par Association21 pour que des groupes de citoyens mobilisés autour de projets mastodontes dans différentes communes de Wallonie et du grand Bruxelles rencontrent des organisations de la société civile et du monde académique et qu’ensemble ils puissent échanger sur les possibilités d’action et leur efficacité. En partant de leurs situations vécues, des associations membres de la Fédération IEW et des représentants d’ONG actives dans le domaine de la solidarité Nord-Sud ont mis en évidence les failles de la logique d’implantation des centres commerciaux et des retail parks.

Non, ces projets ne répondent pas correctement au simple besoin d’approvisionnement en denrées courantes et semi-courantes. Non, ces projets n’animent pas le commerce existant, même quand ils s’installent juste à côté de lui. Non, ces projets ne « donnent » pas de l’emploi ; ils déplacent des emplois et en réduisent le volume. Non, ces projets n’offrent pas de l’espace public, qu’il soit de bonne ou de meilleure qualité. Ces projets se veulent une destination de loisir avec courses à la clé, dans un parcours strictement privé. Ces projets concentrent dans quelques mains des décisions qui concernent de plus en plus de monde (zone de chalandise oblige). Ces projets ont pour obsession le spectre des évadés commerciaux qu’il faut à tout prix rattraper dans un filet en forme de shopping center. Ces projets écrasent les activités déjà présentes et les échanges sociaux informels qui trouvaient place sur le lieu choisi.

Un exemple flagrant de ce montage fallacieux est l’encore trop peu connu projet « Néo » au Heyzel. Le centre commercial, un centre de congrès et quelques petites tours de logement veulent venir occuper l’emplacement de l’actuel Stade Roi Baudouin et des terrains environnants. Aujourd’hui, tout le site fonctionne très bien, avec des événements sportifs variés qui occupent le calendrier sur les quatre saisons. Le mondialement célèbre Mémorial Ivo Van Damme y a par exemple lieu chaque année. Si demain, poussé par l’implantation de Néo, le stade doit être déplacé au Parking C du Heyzel, c’en sera fini du Mémorial car le projet de reconstruction se limite à un stade de foot convertible en salle de concerts. Pas de pistes d’athlétismes au programme. Le groupe AG, aujourd’hui investi dans le Mémorial devra chercher un autre stade, peut-être même un autre pays… merci Néo. Les sportifs qui accourent chaque week end de toute la Belgique et de plus loin encore pour fouler le plateau du Heyzel au gré de marathons et trophées de toutes tailles, les as-tu prévenus de ta venue ? Leur as-tu dit d’aller courir ailleurs ?

On le voit, même sur le plan sportif, une implantation de centre commercial peut être appauvrissante, alors qu’elle se décrit comme créatrice de richesses. Que dire alors des autres aspects, sociaux, architecturaux, urbanistiques et environnementaux ? Le centre commercial est-il aussi utile qu’il le prétend ? Des textes réglementaires et une nouvelle administration pourront-ils venir à bout de ses aspects critiquables ?

En savoir plus :

Le sujet viendra très prochainement à l’ordre du jour de la commission Marcourt au Parlement wallon. Ensuite, le vote devra prendre place en plénière durant la seconde quinzaine de novembre 2014. Plus d’infos sur : www.parlement-wallon.be

La Fédération IEW a publié ce printemps une Lettre des CCATM sur les centres commerciaux, c’est le n°77. Nous nous sommes intéressés de très près à cette obsession de rassembler de larges surfaces de vente et de déambulation sous un seul et même toit.

Le SEGEFA (Université de Liège) a publié cette année un Atlas du commerce en Wallonie. Cet ouvrage se sert d’un impressionnant arsenal de méthodes de calcul pour dresser l’état des lieux du commerce wallon et analyser les comportements des consommateurs de biens meubles.

« Je veux être utile… », un refrain de Julien Clerc que pourraient aussi reprendre en chœur le futur décret d’implantations commerciales et ses arrêtés.